C’est l’événement de la rentrée des idées. Après avoir diagnostiqué l’explosion des inégalités de patrimoine à l’échelle mondiale, Thomas Piketty revient avec Capital et Idéologie (Le Seuil). Une somme consacrée à l’analyse de la justification des inégalités à travers les âges et aux moyens de les réduire.
Présent sur tous les plateaux et dans tous les journaux avant d’entamer sa tournée mondiale, l’économiste star de l’Ecole de Paris confie que c’est son meilleur travail à ce jour. Son ouvrage précédent, Le Capital au XXIe siècle, souffrait selon lui d’un regard occidentalo-centré et l’avait laissé frustré de ne pas avoir pu explorer les aspects politiques et culturels à l’oeuvre dans les évolutions du capitalisme, à la manière de Karl Polanyi dans La Grande Transformation.
C’est chose faite dans ce nouvel opus de près de 1200 pages hyper-documentées, truffées de chiffres et de schémas, qui composent une vaste fresque socio-historique courant de l’Ancien régime, à l’Inde et à la Chine, en passant par l’Europe des temps modernes. Avec en prime des propositions de réformes pour les politiques qui voudront bien s’en saisir.
La propriété au rang des accusés
Ce nouveau pavé connaîtra-t-il le même succès que son prédécesseur, vendu à 2,5 millions d’exemplaires dans le monde ? L’ouvrage, en tout cas, divise. Challenges y voit un livre radical porté par une passion mortifère pour l’égalité, quand Mediapart estime qu’il ne va pas assez loin dans la remise en cause du capitalisme, malgré son titre aux accents marxiens.
L’auteur reprend le constat établi dans son livre précédent, celui d’une inégalité devenue insupportable sur les plans politique, social et écologique. Le coupable à ses yeux ? La sacralisation de la propriété, ou ce qu’il appelle le propriétarisme. Emancipatrice à l’époque de la Révolution française, où elle a permis de rompre avec la vieille société d’ordres, la propriété est devenue le ciment d’une nouvelle stratification sociale. Un totem qui se pare de beaux discours pour faire oublier les excès du capitalisme.
Depuis 30 ans, avec l’effondrement du communisme et le renouveau des politiques libérales, la remontée des inégalités et la concentration des richesses s’est nourrie d’une croyance quasi religieuse dans l’autorégulation des marchés. Pour Piketty, ce discours n’a servi qu’à justifier l’ordre établi en masquant de puissants mécanismes de perpétuation et d’accroissement des grandes fortunes.
Que faire ? Piketty a la réponse
Pour Piketty, la résorption des inégalités s’est toujours jouée au croisement des luttes sociales et d’idées nouvelles portées à l’échelon politique. Dans la dernière partie de son livre, il expose des pistes pour « dépasser l’hyper-capitalisme actuel ». Si le marché libre a failli, pas question pour autant de revenir à la collectivisation. La social-démocratie lui semble tout aussi dépassée, trop attachée à la régulation dans le seul cadre de l’Etat nation et compromise avec une construction européenne excessivement libre-échangiste à ses yeux, qu’il faut revoir de fond en comble.
Sa solution : le socialisme participatif. Un socialisme new look qui établirait les conditions d’une « propriété juste ». Au menu, des recettes éprouvées, d’autres novatrices. Nouvelles formes de propriété sociale des entreprises. Instauration d’un revenu de base sous forme d’une dotation universelle versée à 25 ans. Et pour financer ce dispositif censé corriger les inégalités de patrimoine, revalorisation de l’impôt progressif. Une idée « spoliatrice » qui fait frémir Challenges : « Piketty propose ni plus ni moins la confiscation des revenus supérieurs à 200 millions d’euros ! » Objectif avoué : « ne pas attendre que Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos atteignent 90 ans et transmettent leur fortune pour commencer à leur faire payer des impôts ». Une révolution à l’heure où la moitié de la population la plus pauvre ne touche aucune héritage.
Programme utopique ? « Tous les discours décrivant les inégalités comme inévitables sont battus en brèche par l’histoire », soutient l’économiste. S’il est une chose que montre sa traversée de l’histoire des sociétés humaines, c’est la rapidité avec laquelle les changements peuvent intervenir, dans un sens comme dans l’autre. Exemple : la Suède, un des pays les plus inégalitaires du monde jusqu’en 1911, est devenue en quelques décennies un parangon de société redistributrice. Le changement finira par arriver, assure Piketty. Sinon ? Sinon ce sera la voie royale vers le triomphe des discours « de repli identitaire, de repli xénophobe ».