Il veut éradiquer la richesse à l’origine des inégalités. Il veut abolir la propriété privée et le capitalisme. Il veut ôter à ceux qui ont le courage de risquer leur épargne dans des aventures entrepreneuriales incertaines leur pouvoir de décision. Il souhaite réprimer la détention de patrimoine. Il souhaite annihiler l’héritage, bâtir un « cadastre financier international » pour traquer les possessions de tous les citoyens du monde. En dépit d’un programme qui ravirait le premier dictateur venu, Thomas Piketty se défend toutefois d’être un extrémiste.
«Certaines des conclusions obtenues peuvent sembler radicales », concède-t-il dans son nouvel ouvrage Capital et idéologie. Mais il ne faudrait pas avoir peur de ce programme de dépassement de la propriété privée qui ne fait qu’achever un processus amorcé depuis plusieurs décennies. Après tout, cela fait longtemps que l’Occident s’est éloigné d’une conception puriste de la propriété. Le développement des États-providences au XXe siècle, la confiscation inédite des revenus et de patrimoines, les multiples restrictions à la libre concurrence et à la libre entreprise sont autant d’inhibitions dirigées contre la propriété privée et qui, selon l’auteur socialiste, auraient fait leurs preuves.
Toute la stratégie rhétorique de monsieur Piketty consiste donc à prétexter le fait que notre ordre social a déjà suffisamment altéré la pureté du capitalisme libéral et qu’il n’y a donc aucune honte et aucun risque à aller plus loin. Bien sûr, il y a une part de vérité et de mensonge dans ce récit. Personne ne niera que les social-démocraties du XXe siècle se sont éloignées du libéralisme radical impulsé par la Révolution française et qui a gouverné une bonne partie de l’Europe du XIXe siècle.
Toutefois, il faut avoir un certain goût pour le révisionnisme pour prétendre que la prospérité de nos sociétés s’est bâtie sur le compromis social-démocrate. Tout indique plutôt qu’elle s’est construite en dépit de celui-ci. À titre d’exemple, les pays qui ont le plus lentement évolué vers ce compromis – comme la Suisse – sont plus prospères que ceux qui – comme la France – y ont adhéré plus rapidement.
Au-delà de la tentative révisionniste, l’argument de Thomas Piketty est la parfaite illustration des thèses que Friedrich Hayek soutenait dans son ouvrage sur la Route de la servitude. Chaque fois que les sociétés libérales se compromettent un peu avec le collectivisme, elles ouvrent une boîte de Pandore qui libère toutes les idéologies malveillantes. L’économiste français Frédéric Bastiat l’exprimait de manière tout aussi éloquente en énonçant que «protectionnisme, socialisme et communisme ne sont qu’une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa croissance».
Seule la radicalité libérale peut défaire une radicalité collectiviste. En acceptant des compromis sociaux-démocrates au cours du XXe siècle, les solidaristes*, les néo- et les ordolibéraux*, ainsi que tous les explorateurs d’une troisième voie chimérique entre l’économie dirigée et l’économie de marché ont participé à la déchéance du prestige de la philosophie révolutionnaire qui proclame le caractère absolu, inaliénable et imprescriptible du droit de propriété. C’est désormais sur les ruines de ces compromissions que prospèrent les adversaires des sociétés ouvertes. Et c’est seulement en revenant sur ces compromis qu’ils seront intellectuellement défaits.