Par Guillaume Allègre
Dans Capital et Idéologie, Thomas Piketty propose une histoire économique et intellectuelle des régimes inégalitaires depuis les sociétés d’ancien régime aux sociétés actuelles. Il y montre que l’histoire économique des sociétés est avant tout l’histoire de la lutte des idéologies. Dans une dernière partie, il propose des éléments d’une idéologie qu’il nomme « socialisme participatif », qui s’oppose au « propriétarisme exacerbé » qui s’est imposé en France et dans les autres pays européens au cours du XIXème siècle et jusqu’à la première guerre mondiale et qui prendrait la suite à l’idéologie sociale-démocrate qui s’était imposée entre 1950 et 1980 mais qui malgré des succès indéniables n’ont pas réussi à faire face à la montée des inégalités à partir des années 1980-1990.
Thomas Piketty admet que ses propositions sont radicales. La plus radicale d’entre elles est l’impôt progressif sur le revenu, la propriété et l’héritage. Le taux d’imposition proposé serait de 90% au-delà de 10 000 fois le revenu ou le patrimoine moyen. Concernant le revenu et les successions, ce type d’imposition est déjà vu : entre 1932 et 1980, le taux marginal d’imposition applicable aux revenus les plus élevés était en moyenne de 81% aux Etats-Unis, et de 89% au Royaume Uni, avec des pics autour de 90% ; celui applicable aux successions les plus élevées étaient de 75% aux Etats-Unis et 72% au Royaume-Uni. Notons que ce sont des pays libéraux qui ont appliqué les taux d’imposition les plus élevés. Ceci n’est pas véritablement un paradoxe : la redistribution est finalement un des moyens le plus libéral de réduire les inégalités (par rapport notamment aux interventions sur le marché comme le salaire minimum ou les subventions sectorielles).
Notons aussi que ces taux d’imposition n’ont pas empêché la forte croissance de ces économies dans l’après-guerre, croissance qui s’est d’ailleurs aplanie à partir des années 1980, alors que l’imposition devenait de moins en moins progressive. Concernant le patrimoine, un taux à 90% est du jamais vu dans le cadre d’un impôt annuel : avant sa transformation en Impôt sur la Fortune Immobilière, le taux marginal d’imposition au titre de l’Impôt Sur la Fortune n’était que de… 1,5% (pour des fortunes supérieures à 10 millions). Dans son précédent livre, le Capital au XXIème siècle, la discussion à propos de l’impôt sur le capital tournait autour de taux nettement plus faibles : « on peut tout à fait imaginer des taux atteignant ou dépassant les 10% sur les milliardaires » (p. 864). En fait, il ne faut pas prendre les taux de 90% (au-delà de 2 millliards d’euros) voire même de 60% (au-delà de 200 millions) pour des propositions réalistes. Notons qu’une taxe annuelle sur le pat à 90% est équivalente à une taxe à 100% : au bout de 2 ans, cela revient à taxer à 99%. Si on rajoute le taux marginal à 60% au-dessus de 200 millions, il n’y aura plus de patrimoine supérieur à 1 milliard d’euros dès la première année de taxation, et les patrimoines qui restent devraient converger vers 200 millions rapidement.
La proposition n’a pas vocation à être mise en place (les milliardaires changeraient de résidence avant cela). C’est surtout l’occasion de faire passer un message : la société n’a pas besoin de milliardaires. Pas qu’elle n’ait pas besoin des individus, mais elle n’a pas besoin qu’ils soient milliardaires. De plus, en proposant des taux manifestement confiscatoires, il s’agit d’élargir l’étendue des possibles : un taux de 10% peut alors paraitre raisonnable (même si, au bout de quelques années, l’effet pourrait être le même). D’ailleurs, une des leçons du livre, est que des propositions qui sont perçues un temps comme extrémistes, peuvent être adoptées quelques années plus tard. L’extrémiste n’est alors qu’un précurseur. Milton Friedman qui a pu passer pour un extrémiste a vu ses idées néolibérales mises en pratique 20 ans après les avoir émises. Alors que les parlementaires français ont longtemps rejeté les propositions d’un impôt progressif sur le revenu, ils votent en 1914 un impôt dont le taux supérieur était de 2%. Celui-ci est augmenté pendant la guerre et passe à 50% en 1920. Thomas Piketty aime bien souligner que ce taux est voté par une des chambres les plus à droite de l’histoire de la République (la chambre « bleue horizon ») dont le principal groupe parlementaire s’était opposé au taux supérieur de 2% quelques années auparavant.
On en vient alors au fameux argument de la boite de Pandore : si on met le doigt dans le progressisme, on ne peut que récolter le collectivisme puis le totalitarisme. Dans une critique de Capital et idéologie publiée sur Confluences, Ferghane Azihari suggère que Thomas Piketty n’est pas un extrémiste : la confiscation des revenus et des patrimoines n’est que la suite logique du compromis social-démocrate. Azihari reprend ainsi l’argument de Friedrich Hayek dans La Route de la servitude selon lequel l’interventionnisme étatique mènerait au totalitarisme. Cette référence est étonnante pour deux raisons.
Premièrement, la thèse d’Hayek, publiée en 1944, a été démentie depuis : les interventions de l’Etat et la social-démocratie, proéminentes en Europe de 1950 à 1980, et dans une moindre mesure aux Etats-Unis, n’ont visiblement pas mené au totalitarisme. Au contraire, le néolibéralisme s’y est propagé et c’est sur ses échecs (pour les classes populaires, les classes aisées s’en sont bien sorties) que prospère le populisme.
Deuxièmement, Thomas Piketty dénonce justement cette rhétorique de la boite de Pandore : c’est celle utilisée de tout temps par les conservateurs pour protéger les propriétaires contre la remise en cause de leurs droits de propriété. En sens inverse, l’idéologie soviétique refuse toute autre forme que la propriété étatique selon la même rhétorique : toute concession risque de faire s’écrouler l’ensemble. C’est ainsi que l’on peut reconnaitre les extrémistes : ce sont littéralement ceux qui préfèrent les solutions chimiquement pures. Si les proposer permet de faire bouger les lignes dans le débat, en fiscalité, il n’est généralement pas opportun de les mettre en pratique.