Par Guillaume Allègre
«Le troisième et dernier des devoirs du souverain ou de la république est celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense» Adam Smith, De la richesse des nations, 1776.
Il y a près d’un quart de millénaire, Adam Smith, souvent considéré à la fois comme le père des sciences économiques modernes et le fondateur du libéralisme économique, justifiait clairement l’interventionnisme de l’Etat dans la vie économique. Cette partie de la Richesse des nations est moins connue que la métaphore de la main invisible (« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt ») mais est tout aussi importante. Pour Smith, la division du travail permise par le commerce est le fondement de la prospérité. Toutefois ceci suppose préalablement la sécurité et la protection des droits de propriété et donc des dépenses de sécurité (armée, police) et de justice. Le troisième type de dépense nécessaire à la prospérité concerne ce que les économistes appellent aujourd’hui les défaillances de marché : certains biens d’intérêt général, ne sont pas financés par le marché car ils ne génèreraient pas assez de profit. Smith évoque les infrastructures publiques (routes, ponts, canaux et ports) ainsi que l’éducation. L’impôt est alors nécessaire pour financer ces trois types de dépenses (sécurité, justice, services publics).
Aujourd’hui, la capacité à lever l’impôt est presque unanimement reconnu par les économistes comme un des piliers du développement économique. La question centrale en économie du développement n’est pas de savoir si un gouvernement doit lever plus d’impôt mais plutôt comment. Kaldor (1963) résume le consensus : « ce sont le manque de ressources, et non des incitations inadéquates, qui limitent le rythme du développement économique. En effet, l’importance des recettes publiques du point de vue de l’accélération du développement économique ne saurait être exagérée. » Les recettes publiques permettent en effet, selon Kaldor, de financer « l’éducation, la santé, les systèmes de communication, et les infrastructures ».
D’un point de vue empirique, le graphique ci-dessous montre le Pib par tête selon le niveau de prélèvement obligatoire en % du Pib en comparaison internationale. Les sept pays où les prélèvements sont les plus élevés (Danemark, France, Belgique, Finlande, Autriche, Suède, Italie) font tous partie des pays les plus riches. Les pays ayant les taux de prélèvement les plus faibles sont pratiquement systématiquement les plus pauvres. Seules exceptions : le Koweit et l’Arabie Saoudite, qui n’ont pas besoin de l’impôt pour financer les infrastructures et services publics. Evidemment, la corrélation entre prospérité et niveau d’imposition n’est pas parfaite. Par exemple, les villes-états (Singapour, Hong-Kong, Macao, Luxembourg) sont plus prospères que ne laisserait penser leur niveau d’imposition mais ce n’est pas très étonnant car elles sont plus susceptibles de bénéficier des effets d’agglomérations urbaines.
Graphique : plus les prélèvements sont élevés plus les nations sont riches
Source : Our World in dataMalgré le consensus parmi les économistes sur les bienfaits de la capacité à lever l’impôt sur le développement, selon Ferghane Azihari, « presque tout le monde admet le rôle dissuasif de la fiscalité ». Il commet en fait au moins deux sophismes. Premièrement, il est évident qu’il vaut mieux pouvoir se passer d’impôt : ce n’est pas l’impôt en soi qui fait la prospérité des nations mais la capacité à financer les infrastructures et les services publics. On peut appeler cela le « sophisme du trou noir » : l’impôt disparaitrait dans un trou noir, on ne discute donc pas de la contrepartie de l’impôt en termes de financement des services publics. Deuxièmement, penser que ce qui est vrai pour une partie l’est forcément pour le tout est un sophisme de composition. Les progressistes reconnaissent que fiscaliser le tabac ou le CO2 est dissuasif. Mais taxer le tout ou une partie n’a pas les mêmes conséquences. Si les pouvoirs publics décident de taxer les Volkswagen, les acheteurs se reporteront sur des Renault ou des Peugeot. L’impact dissuasif est important car ces voitures sont relativement substituables. Maintenant si les pouvoirs publics taxent toutes les voitures, l’impact dissuasif sera moins fort : certains se tourneront vers les transports publics mais voiture et transports publics ne sont pas aussi substituables pour la bonne raison que toutes les personnes n’ont pas accès aux transports publics. Enfin, une taxation de toute la consommation (par une TVA à taux unique) aura un impact dissuasif encore moins fort.
Tous les pays développés ont adopté des niveaux de prélèvement obligatoires (entre 25 et 45%) qui auraient parus extravagants au début du 20ème siècle. Ces prélèvements ne servent pas qu’à financer les infrastructures et services publics mais également les dépenses sociales. Le FMI a montré qu’en réduisant les inégalités, l’imposition progressive et les dépenses sociales sont susceptibles de contribuer à la croissance. L’impact positif de la réduction des inégalités sur la croissance est plus important que les éventuels effets désincitatifs de la fiscalité. Conclusion, l’impôt fait la fortune, non pas d’un Etat Léviathan ou d’une bureaucratie parasitaire, mais bien de celle des citoyens.