Aux origines de la French Touch économique

Aux origines de la French Touch économique

Derrière de la figure totémique de Thomas Piketty, les économistes français ont le vent en poupe. Le Figaro a rencontré leur mentor, Daniel Cohen. Avec en filigrane cette question : y a -t-il une spécificité française de la pensée économique ?

On connaît la prospérité intellectuelle et politique de l’Ecole de Chicago, à l’origine du renouveau de la pensée libérale au milieu du 20e siècle. Parlera-t-on demain avec la même autorité de l’Ecole de Paris ? La France, depuis plusieurs années, a produit son lot d’économistes stars, dont la renommée dépasse les cercles universitaires. Il y a le Prix Nobel Esther Duflo, co-récompensée en 2019 pour ses travaux sur la lutte contre la pauvreté, cinq ans après Jean Tirole. Piketty, bien sûr, subliminalement drapé dans l’héritage de Karl Marx, qui vend des brouettes de livres destinés à démontrer l’accroissement des inégalités. Sans oublier ces Français exilés aux Etats-Unis qui participent au débat politique à l’approche de la prochaine présidentielle : les jeunes Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, Thomas Philippon, ainsi que le « vétéran » Olivier Blanchard.

Comme le relevait Le Monde à l’automne dernier, il existe un « moment français » en économie.  Les médias américains regardent avec curiosité ces French Doctors d’un nouveau genre qui proposent de taxer davantage les plus riches, idée reprise par la candidate à la primaire démocrate Elizabeth Warren. Certains en plaisantent, jouant sur la méfiance des Américains à l’égard de ces Français qui pensent trop, et surtout qui pensent mal. Réagissant aux propos tenus sur Twitter par une élue républicaine qui reprochait à Saez ses « élucubrations fantaisistes socialistes », Zucman a répondu : « Vous avez oublié “français”. Des fantaisistes socialistes français. »

Daniel Cohen, le parrain 

Une figure brille au centre de cette constellation : celle de Daniel Cohen, directeur du département  économie de l’ENS, qualifié par Le Figaro de Star Academy. Parmi les dix derniers lauréats du prix du meilleur jeune économiste, créé par le Cercle des économistes et Le Monde, huit, ont été ses élèves.

Si l’homme, classé à gauche tendance réformiste, est connu pour ses interventions pleines de pédagogie dans les médias français, il joue à Normale Sup le rôle moins exposé de catalyseur. C’est lui qui a convaincu, par la qualité de ses cours (« flamboyants »,  « pleins d’humour »), des élèves hésitants à s’intéresser à l’économie. Lui qui a invité les meilleurs d’entre eux à poursuivre leur cursus aux Etats-Unis, à Harvard, au MIT ou à Berkeley. Toutes proportions gardées, Cohen joue à un siècle d’écart le rôle de Lucien Herr, bibliothécaire de l’auguste maison qui aura converti à la pensée socialiste des centaines d’étudiants, certains promis à des carrières politiques déterminantes.

Les ingrédients du cocktail français

Qu’est ce qui fait la spécificité des étudiants passés par la méthode Cohen ? D’abord les mathématiques. La science économique est depuis longtemps une affaire de chiffres et de courbes. C’est d’autant plus vrai avec le triomphe de l’économétrie. Or la formation française à cette discipline passe pour une des meilleures au monde, grâce aux fleurons que sont Polytechnique et Normale Sup. Mais ce qui distingue les Français, c’est qu’ils font des mathématiques un outil de traitement du réel par les données, un instrument d’analyse politique, et non un prétexte à bâtir des modèles purs et parfaits à laquelle la réalité doit se plier. Ceux qui ont reçu l’enseignement de Cohen ont également été sensibilisés à l’apport des sciences sociales, antidote au modèle limité de l’Homo Economicus.

Autre caractéristique ? La volonté de partager sa connaissance avec le plus grand nombre. Ce qui se traduit par un attachement au livre, passage obligé pour échapper à la routine discrète des papiers universitaires et accéder aux circuits de promotion. Piketty a vendu des millions d’exemplaires de son Capital au 21e siècle. Saez et Zucman ont récemment commis un Triomphe de l’injustice, dont la traduction française devrait voir le jour en février. C’est d’ailleurs grâce à la présence en librairie de ses anciens élèves que Daniel Cohen s’est mis à publier des essais.

Gare au French Bashing

Reste le facteur culturel que Le Figaro, étrangement, n’aborde pas dans son portrait. Cette sensibilité qui rend les Français particulièrement à l’aise dès lors qu’il s’agit de penser le contrôle politique sur les mouvements économiques. Avec des personnalités comme Pascal Lamy ou Michel Camdessus, la France a fourni au monde les architectes d’un ordre institutionnel transnational dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est aujourd’hui en péril.

Aujourd’hui, ce sont les économistes qui incarnent cette ambition de régulation publique qui donne des boutons aux plus libéraux. Piketty, Saez et Zucman se sont spécialisés dans ce que les mauvaises langues américaines qualifient de spécialité française : l’impôt. Dans un pays où les riches sont prêts à dépenser des sommes colossales pour des candidats engagés à ne pas leur en faire payer, leur audience, si elle se perpétue après la primaire démocrate, risque de provoquer des remous. Si la French Touch se porte bien, le French Bashing aussi a de beaux jours devant lui.

Eric Fougerolles est un journaliste spécialisé dans le domaine de l’économie et de l’Europe. Diplômé de Sciences Po et en Droit communautaire, il travaille depuis une quinzaine d’années pour divers médias européens. Il est rédacteur pour Confluences.

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