La réforme des retraites a été en premier lieu défendue sous l’argument d’une plus grande équité : il faut un régime plutôt que quarante-deux pour que la promesse d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle se concrétise : « Pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! ». Le nouveau système est censé être plus équitable, plus transparent et garantir le niveau des pensions futures. Si elle est si miraculeuse, comment expliquer qu’elle soit si contestée ? Si la réforme est aujourd’hui rejetée par une grande partie de la population, c’est qu’elle adopte une vision partielle de l’équité. Mais qu’est-ce que l’équité ?
Des principes consensuels
Le premier principe de justice est le traitement égal des égaux. Deux situations semblables doivent être traitées de manière semblable. C’est selon ce principe que l’on peut affirmer, par exemple, « à travail égal, salaire égal » ou « à revenu égal, impôt égal ». La nuit du 4 août 1789 est exemplaire de ce principe d’équité : c’est l’abolition de tous les droits et privilèges féodaux. La révolution française affirme « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ce principe est tellement naturel qu’il parait consensuel. Lorsqu’un enfant dit « c’est injuste », c’est le plus souvent parce qu’il pense ne pas être traité comme son frère ou sa sœur ou son camarade de classe. Evidemment, les parents et le professeur pensent que la différence de traitement est due à une différence de situation : dans le cas des parents, les différences de traitement entre frères et sœurs se justifient souvent par la différence d’âge.
Ceci amène à un deuxième principe de justice, qui découle du premier : le traitement différencié des situations dissemblables, en fonction de leur différence légitime. C’est ainsi que la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 affirme également que « Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (article 6). La différence de talents est ainsi considérée comme une différence légitime qui justifie la différence d’accès aux emplois (et implicitement à leurs rémunérations différentes). L’article 13 spécifie : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
Cet article justifie que la contribution soit fonction de la faculté contributive, et donc par exemple du revenu. Alors que l’imposition a longtemps été proportionnelle au revenu, elle est maintenant progressive (le taux augmente avec le revenu) car on considère aujourd’hui que la faculté contributive d’un individu ayant un revenu deux fois supérieur qu’un autre individu semblable par ailleurs a une faculté contributive plus de deux fois supérieure. On dit dans ce cas que l’équité verticale justifie l’imposition progressive, l’équité verticale concernant l’équité dans le cas de situations différentes pouvant être ordonnées de bas en haut, par exemple, « donner plus à ceux qui ont moins » ou « les plus riches doivent contribuer davantage que les plus modestes » traitent de l’équité verticale.
Ces principes sont également aujourd’hui consensuels. Les situations peuvent être différentes mais non ordonnables de bas en haut. La prise en compte de ces inégalités relève de l’équité horizontale. Un exemple est la prise en compte de la composition des ménages en matière de fiscalité (quotient familial) ou de prestations sociales.
L’équité ne peut se limiter à traiter tout le monde de la même façon
Le slogan « Pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! » élude la question de l’équité verticale. A contribution égale, le système actuel de retraites donne plus aux moins aisés, qu’aux plus riches car il assure un taux de remplacement plus élevé pour les plus pauvres, ainsi qu’une retraite minimale. Cette caractéristique du système de retraite est approuvée par une très large partie des citoyens. Néanmoins, la réforme proposée conserverait cette caractéristique : ces effets sont très difficiles à appréhender mais l’interaction entre de nombreuses modifications de paramètres pourrait être globalement neutre en termes de redistribution verticale entre les plus pauvres et les plus riches.
Le fait est que l’on ne sait pas précisément quel est l’impact redistributif des nouveaux paramètres. Le gouvernement le connait, puisqu’il a dû simuler la réforme afin qu’elle soit neutre en termes de dépenses globales. L’absence de publication des simulations est volontaire car elle ferait apparaître chacun des gagnants et des perdants. Evidemment, cette absence d’information est en soi un problème démocratique. Elle alimente la défiance envers le nouveau système selon l’adage si il y a un flou, il y a un loup, alors que la transparence du système était un des objectifs revendiqués de la réforme.
« Pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! » ne tient pas non plus compte de la façon de traiter les situations différentes. L’équité ne peut se limiter à traiter tout le monde de la même façon : l’équité doit tenir compte des différences de façon judicieuse. En se focalisant sur la question du traitement égal des égaux, la réforme oublie le pendant : le traitement différencié des situations dissemblables. Evidemment, comme le principe de traitement égal des égaux est consensuel, tout l’enjeu de l’argumentation en termes de justice sociale est de définir quelles sont les situations semblables et quelles sont les situations dissemblables qui méritent un traitement différencié.
Le gouvernement insiste sur le premier point : les régimes spéciaux et la différence entre le régime public et le régime privé seraient illégitimes, il n’y a pas de raison de traiter différemment les différents salariés. Les 42 régimes différents seraient un archaïsme et un grand nombre d’entre eux, déficitaires, relève en fait de privilèges. La réforme serait alors une sorte de nuit du 4 août. Cette version est audible auprès d’une partie des électeurs car pour beaucoup les régimes spéciaux, RATP en tête, n’apparaissent que comme un privilège acquis par le pouvoir de blocage des salariés. Mais il existe de nombreuses spécificités qu’il semble légitime de prendre en compte : faut-il traiter les danseurs de l’opéra, les pilotes de ligne, les chirurgiens de la même façon que le salarié lambda ?
Un grand absent : le traitement différencié des situations dissemblables
Toute réforme systémique, fusionnant 42 régimes en 1 est obligée de faire un grand nombre de perdants et de gagnants. Si l’on suit le raisonnement du gouvernement, ceci découle d’une plus grande équité : puisque la réforme respecte le principe de traitement égal des égaux, elle est équitable, les gagnants du système actuel ne sont donc pas des gagnants légitimes. Cet argument n’est pas tenable, surtout lorsque les individus prennent des décisions de long-terme : les enseignants par exemple se sont engagés dans une carrière. Aujourd’hui ils ont des désavantages, dont des salaires faibles au regard de leur qualification et en comparaison internationale, et des avantages dont des vacances longues et des retraites relativement élevées au regard de leur salaire. Réduire les vacances ou réduire leur retraite, sans compensation en termes de salaire, en suivant le principe du traitement égal des égaux serait manifestement injuste.
Or, c’est ce que fait le futur projet de loi. Le gouvernement promet de futures hausses salariales mais les enseignants font la différence entre un projet de loi et une promesse. Le gouvernement a en fait l’erreur de faire 43 réformes en 1 : l’unification des 42 régimes et le passage à la retraite à points. L’unification des 42 régimes aurait dû précéder le passage à la réforme à points : l’équité veut que, régime par régime, on vérifie ce qui relève des différences de traitement illégitimes, qu’il s’agit d’éliminer selon le premier principe de justice et ce qui relève des différences de traitement légitimes, qu’il s’agit de compenser finement.
« Pour chaque euro cotisé, le même droit à pension pour tous ! » est peut-être un bon slogan électoral mais c’est un mauvais principe pour guider une réforme sociale car elle oublie le deuxième pilier de la justice sociale, le traitement différencié des situations dissemblables, en fonction de leur différence légitime. Le fait qu’Emmanuel Macron ait été élu en utilisant ce slogan n’en fait pas un bon principe. Cela ne donne pas non plus une légitimité incontestable à la réforme : non seulement l’élection présidentielle n’était pas un référendum sur les retraites mais une réforme systémique des retraites et unifier 42 régimes en 1 seul, implique des centaines de paramètres qui n’étaient pas connus lors de la campagne présidentielle.
Le fait que la grève dure et que l’opinion soit partagée sur la réforme n’est pas étonnant car il y a toujours une frontière floue sur la légitimité des différences qu’il s’agit de prendre en compte et donc, dans le cas présent, des compensations à prévoir lors du passage à un régime unique. En cela, les principes énoncés plus hauts peuvent être considérés comme des portes ouvertes tant qu’ils ne se sont pas traduits plus précisément dans les faits. Ces principes datent en effet au moins d’Ethique à Nicomaque d’Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.), ce qui n’a pas empêché des injustices flagrantes (esclavage, non droit de vote des femmes) par des Etats se revendiquant des Droits de l’Homme. Le combat pour l’équité est ainsi une lutte sociale continue qui s’appuie sur les représentations : qui est égal ? Quelles différences est-il légitime de compenser ?
Article intéressant qui situe bien la problématique, globalement compréhensible mais qui nécessite à la marge des connaissances en philosophie pour comprendre les références proposés.
Ce que j’ai compris :
– ce qui est juste, c’est de traiter pareillement des gens dans des situations identiques
– mais ce qui est juste aussi, c’est de traiter différemment des gens dans des situations différentes.
Or la réforme des retraites en cours ne s’occupe que du premier axiome.
Cordialement