C’est une rencontre à portée symbolique : la semaine où la Commission européenne présentait sa stratégie pour l’intelligence artificielle, le patron de Facebook effectuait une tournée de lobbying passant par Bruxelles. Deux manières d’aborder les enjeux posés par l’innovation technologique.
Mark Zuckerberg, c’est le contraire de Clark Kent / Superman : on sait qu’il est en mission auprès des politiques quand il quitte son emblématique tee shirt gris pour revêtir un costume cravate. En visite en Europe, l’ex-enfant terrible de la tech s’est voulu coopératif et rassurant, soucieux de faire oublier l’épisode Libra et les accrocs à la démocratie liés aux caprices de ses algorithmes (fausses nouvelles, piratage des élections et contenus haineux).
A Munich, au cours d’un conférence sur la sécurité, il a plaidé pour une règlementation hybride, entre médias et télécoms, correspondant à ce qu’est Facebook aux yeux de son créateur. Rebelote le lendemain, à Bruxelles, devant plusieurs Commissaires européens. Et pour prouver sa bonne foi, Zuckerberg était venu avec le genre de munition qui parle à ses interlocuteurs : un Livre blanc dédié à la régulation des contenus développant les propositions formulées par les services juridiques de l’entreprise.
Propositions accueillies froidement par les Commissaires présents. Ceux-ci ont répondu, en gros : débrouillez-vous pour vous autoréguler et prendre vos responsabilités en matière de modération, sinon on agira à notre façon d’ici quelques mois. Thierry Breton ne disait pas autre chose en 2018, alors qu’il présidait Atos : « c’est aux GAFA de s’adapter à nos règles, pas l’inverse». Propos qui traduisent une constante chez le Commissaire au Marché intérieur : sa croyance dans l’indépendance européenne en matière de technologie.
Un plan sur l’intelligence artificielle centré sur les données industrielles
Nouvelle illustration avec l’intelligence artificielle. Souvent présentée comme celle de la dernière chance, la Commission Von der Leyen affiche deux priorités : activer la transition environnementale et reconquérir une forme de souveraineté technologique. La présentation, mercredi, d’un plan pour la deuxième génération de l’intelligence artificielle marquait une étape importante pour le second pilier de cet ambitieux programme.
Ce plan s’intéresse d’abord aux données industrielles, « carburant de l’intelligence artificielles ». Le champ d’application est immense : optimisation de la consommation d’énergie, sécurité des transports, diagnostic et traitements médicaux, etc. Pour favoriser les échanges nécessaires au traitement de volumes de données gigantesques, Bruxelles a proposé la création d’un marché unique des données, doté de règles s’appliquant aussi aux acteurs étrangers qui souhaiteront opérer en Europe. La Commission souhaite également faire émerger les plateformes de demain, sous la forme de champions européens.
L’objectif est clair : que l’Europe conquière le leadership sur les données industrielles, dont le volume devrait exploser avec le déploiement de la 5G et la multiplication des objets connectés. Le Figaro exprime les choses sur un mode plus défensif en évoquant « un plan pour rester dans la course mondiale du numérique ». Car c’est bien cela dont il s’agit : ne pas se laisser dépasser comme au cours des vingt années précédentes.
Un nouveau terrain de compétition
Faire le choix de concentrer l’effort sur les donnée industrielles, c’est porter la rivalité technologique sur un terrain abordable. Tout le monde a plus ou moins admis que la bataille sur les données personnelles est perdue d’un point de vue technique, du fait de la domination écrasante des GAFA dans les services à la personne. Reste à l’UE, forte de son marché intérieur, à jouer de la contrainte réglementaire pour protéger ses citoyens des dérives potentielles de ces entreprises – d’où les discussions avec Zuckerberg et consorts. Mais l’Europe sait aussi jouer un rôle d’inspirateur : la réglementation californienne sur la protection des données personnelles ne s’inspire-t-elle pas du RGPD ?
Il est tentant de voir dans la visite de Mark Zuckerberg à Bruxelles l’illustration d’un choc entre deux cultures. Celle de l’innovateur et businessman obligé de composer avec un environnement réglementaire contraignant ; celle du régulateur d’un continent dépassé à qui ne reste plus que sa foi dans la loi pour compenser un retard technologique structurel.
Mais le plus important, peut-être, c’est le dialogue qui se noue entre les deux. Ne serait-ce que parce qu’elles ont de l’incidence sur son business, on peut faire crédit à Zuckerberg d’accorder de l’importance aux conséquences sociétales de ses innovations. Quant à la Commission, aussi tatillonne soit-elle sur le respect des droits, elle reste pro-business. Le dialogue entre les deux est possible. Pas sûr que cela soit aussi simple à l’avenir avec les représentants des BATX, équivalent chinois des GAFA.