Diagnostic de la crise qui frappe depuis plusieurs années l’un des mouvements politiques phares de la fin du 20e siècle, avant de poser les bases d’un possible renouveau de la social-démocratie.
Pour simplifier, définissons la social-démocratie comme un courant acceptant le capitalisme (défini comme la propriété privée des moyens de production) mais qui doit être contrebalancé par des services publics (éducation santé) financés pas un impôt progressif, un Etat-providence (assurances chômage et retraite, prestations sociales) importants ainsi qu’une régulation du marché du travail et des politiques macroéconomiques keynésiennes1.
Les sociaux-démocrates visent en premier lieu à améliorer le sort des moins favorisés mais entendent dépasser la lutte des classes : les classes moyennes et supérieures bénéficient également des services publics universels, notamment d’éducation (d’autant plus que leurs enfants vont plus longtemps à l’école de ceux des classes populaires), et des assurances. Les capitalistes trouvent aussi leur compte, malgré l’imposition progressive des revenus voire du capital : la force de travail est éduquée et en bonne santé.
Enfin la social-démocratie concilie le collectif et les individus. Les dépenses d’éducation ne font pas que de bons citoyens : c’est aussi un moyen d’émancipation individuelle. L’assurance chômage est un stabilisateur macroéconomique en cas de crise (les dépenses augmentent mécaniquement durant la crise, ce qui augmente le pouvoir d’achat et la consommation et réduit ainsi l’ampleur de la crise). C’est aussi un instrument qui permet de laisser le temps aux individus de chercher l’emploi qui leur convient le mieux. Enfin, la retraite est un temps qui permet de choisir son activité, souvent solidaire (garde des petits-enfants, bénévolat).
Un déclin qui frappe l’ensemble des pays occidentaux
Pas besoin d’être un grand observateur de la vie politique internationale pour constater le déclin des partis sociaux-démocrates dans les pays occidentaux et notamment dans l’Union Européenne (Allemagne, France, Italie, Suède, etc.) où le bipartisme est moins prononcé que dans les pays anglo-saxons et où la social-démocratie y est traditionnellement plus importante.
En France, le candidat du Parti Socialiste, Benoît Hamon, a obtenu 6,36% des votes exprimés lors de la Présidentielle 2017. Bien que surfant pendant la campagne sur le thème du « en même temps », la suite a montré qu’Emmanuel Macron n’est pas à moitié social-démocrate mais bien néolibéral comme le montre son action (suppression de l’ISF, réduction de l’imposition sur les revenus des capitaux, réformes de l’assurance chômage et des retraites, réforme du marché du travail). Il y aura probablement un espace pour un candidat social-démocrate aux prochaines élections présidentielles, de nombreux électeurs de gauche ayant cru au « en même temps » macronien.
On pourrait imputer le score de Benoît Hamon aux errements de la politique de François Hollande (déchéance de nationalité, loi travail) qui a eu pour conséquence la sortie de la majorité de ses alliés politiques, notamment les Verts, et même d’une partie non marginale de son propre parti (les « frondeurs »), phénomène unique durant la Vème république. Les choix politiques de François Hollande ont été pour le moins troublants venant d’un leader ayant incarné pendant des années la synthèse molle. Mais ceci n’explique pas le déclin de la social-démocratie. Premièrement, on peut arguer qu’avec la politique de l’offre et la loi travail, François Hollande s’est lui-même distancé de l’idéologie sociale-démocrate dans la deuxième partie de son mandat ; deuxièmement, le déclin international de la social-démocratie fait penser qu’il existe des causes communes à ce déclin au-delà des errements nationaux de leurs leaders (Blair, Schröder, Renzi, Hollande/Valls).
La social-démocratie est-elle soluble dans la mondialisation ?
Quelles sont ces causes communes ? Deux hypothèses peuvent être avancées. Elles ne sont pas nécessairement exclusives, mais l’importance relative de l’une et de l’autre est importante afin de déterminer la stratégie à adopter par les partis de gauche.
La première explication, la plus courante, est la « mondialisation » et notamment (1) la création de l’Union Européenne puis de l’Euro (2) l’essor des multinationales et (3) l’entrée de la Chine dans l’OMC. En acceptant, voire en favorisant la mondialisation, telle qu’elle s’est développée, du fait de leur penchant internationaliste, les partis sociaux-démocrates se seraient liés les mains : la mondialisation empêcherait la continuité d’un régime économique social-démocrate.
La critique de la mondialisation que l’on a vécu ses dernières décennies est connue : on a favorisé la libre circulation des capitaux et des marchandises sans qu’il existe de souveraineté supranationale qui pourrait réguler le capital (notamment à travers la fiscalité). Or la social-démocratie est un compromis entre le capital et les travailleurs : le capital libéré n’accepterait plus ce compromis. Cette explication est séduisante mais pas totalement convaincante : en effet, les taux de prélèvements obligatoires varient énormément entre les pays de l’OCDE : de 24,3% aux Etats-Unis, à 34,4% en Espagne et 46,1% en France, soit à peu près du simple au double. La comparaison de prélèvements obligatoires pose de nombreux problèmes conceptuels et pratiques mais ces chiffres montrent tout de même qu’il existe une grande variété de capitalismes, plus ou moins sociaux-démocrates.
Ajoutons aussi qu’il n’y a pas de convergence des prélèvements obligatoires, que ce soit au sein des pays de l’OCDE ou au sein de l’Union Européenne. En fait, même s’il devient de plus en plus difficile d’imposer le capital financier, il est toujours possible pour les pays de l’OCDE de taxer les bases fiscales moins mobiles, par exemple le travail et l’immobilier. Il est donc possible, au moins théoriquement, de maintenir ou de développer les assurances et les services publics. Selon le point de vue, c’est une question de volonté politique ou de consentement à l’impôt.
Une croissance trop faible pour assurer la redistribution ?
Il existe un deuxième contexte commun aux pays occidentaux qui pourrait expliquer le déclin de la social-démocratie : la chute de la croissance dans les pays développés. La croissance qui pouvait se monter à 5% dans l’après-guerre a progressivement décru pour atteindre 1% dans les années 2010. Or la croissance facilite la mise en place d’un régime économique social-démocrate avec de fortes dépenses publiques : grâce à la croissance, il est en effet possible de faire croître les dépenses collectives (école, santé, justice, police…), sans que la dépense privée soit réduite ; dépenses privées et dépenses collectives peuvent ainsi croître conjointement. Il peut aussi exister un cercle vertueux où la hausse des dépenses d’enseignement augmente la croissance, ce qui permet de continuer à accroitre les dépenses d’enseignement, et donc la croissance.
Ceci n’est plus possible dans un monde où la croissance est de 1% et où le poids des dépenses publiques doit croître pour maintenir le même service (retraites, santé) dans une société vieillissante. Si en plus, un ministre socialiste de l’économie théorise le « ras-le-bol fiscal », il n’y a plus de marges de manœuvre pour étendre les droits et notamment aux jeunes, qui sont exclus du RSA, et bénéficient de peu de revenus en direction des étudiants, les bourses visant les plus pauvres, contrairement aux pays scandinaves où les bourses sont généreuses et universelles. Si les scandinaves peuvent être plus généreux avec les jeunes avec des prélèvements obligatoires similaires qu’en France, c’est parce qu’ils partent à la retraite plus tardivement qu’en France : En France, pour un homme, l’âge moyen effectif de départ à la retraite est de 60,8 ans contre 66,4 ans en Suède. On voit donc que là aussi, la palette de choix politiques est large !
Le « ras-le-bol-fiscal » est un piège pour la social-démocratie
Une autre explication du déclin de la social-démocratie, est qu’elle aurait réussi, dans le sens où les sociaux-démocrates auraient réussi à mettre en œuvre leur programme, et échoué, dans le sens où des problèmes persistent (en France, le chômage). On peut néanmoins arguer que le chômage en France est à la fois la conséquence d’une mauvaise coordination macroéconomique au niveau européen et des lacunes du système éducatif.
Malgré la mondialisation, les pays occidentaux restent donc très divers, non seulement sur la taille des prélèvements obligatoires, mais aussi sur leur destination. Si les partis socio-démocrates régressent, c’est que la croissance faible ne permet plus la croissance concomitante des dépenses privées et publiques. En théorisant le « ras-le-bol fiscal », les sociaux-démocrates s’empêchent de créer de nouveaux droits, ce qui leur enlève leur raison d’exister.
Dans un deuxième billet, nous expliquerons comment la social-démocratie doit s’assumer en revenant à son programme initial : imposer, redistribuer, financer les services publics et de nouveaux droits.
- A l’opposé, le néolibéralisme peut être défini comme une doctrine favorable au capital et aux hauts-revenus, aux assurances privées plutôt que public, et à une baisse de la dépense publique et des impôts. Plutôt qu’utiliser la relance keynésienne lors des crises, les néolibéraux utilisent les crises pour mettre en œuvre leur programme de baisse de la dépense publique. [↩]