La France vient de suspendre l’application de sa « taxe GAFA » adoptée en juillet dernier. Les partisans de cet impôt crient à la reculade. Le gouvernement invoque un repli tactique.
C’est un dossier touffu aux implications multiples. Implications financières : tandis que les budgets nationaux sont soumis à rude épreuve, les transactions effectuées auprès des GAFA dégagent des revenus conséquents qui échappent pour l’essentiel à l’impôt. Mais l’importance de ce dossier est aussi symbolique : il dit beaucoup sur la capacité des Etats à exercer leur souveraineté fiscale à l’heure où le marché européen permet à des entreprises puissantes de profiter d’un système fiscal désorganisé et compétitif.
Symbolique également car d’aucuns envisagent la taxation des entreprises du numérique comme un premier pas vers le financement d’un revenu universel, compensation à la destruction de certains emplois par le progrès technologique. Sans aller jusque-là, il ne semble pas absurde de taxer une entreprise à la santé insolente comme Amazon à l’heure où certains commerces physiques tirent la langue, sans qu’on puisse y voir une simple coïncidence. Un tel sentiment constitue la base de la justice fiscale.
Une apparente capitulation face au pouvoir des GAFA
Fort de toutes ces bonnes raisons (et d’un activisme fiscal jamais démenti), le gouvernement français s’échine depuis plusieurs années à mettre en place une taxation plus efficace des mastodontes du numérique. Le sujet était au menu du G7 de Biarritz l’été dernier. Il apparaît régulièrement à l’ordre du jour du Conseil des ministres européens.
Mais l’Europe tergiverse. L’Europe a peur. Du moins certains Etats de l’Union sans lesquels aucun compromis n’est possible. Les Irlandais craignent pour leur économie si les entreprises américaines de la tech attirées à coup de facilités fiscales venaient à trouver l’herbe plus verte ailleurs. Les Allemands craignent pour leur exportations de voitures si jamais Trump ou un autre venait à prendre des mesures de rétorsion. Le président Macron et les membres du gouvernement avaient annoncé à plusieurs reprises que faute d’accord, la France irait seul. Dont acte en juillet 2019 avec l’adoption par le Parlement d’une taxe sur les revenus numériques.
Patatras fin janvier : le gouvernement, par la voix de Bruno Le Maire, a annoncé la suspension de cette taxe pour 2020, renonçant par le même coup à 500 millions de recettes fiscales. Certains commentateurs n’ont pas manqué de dénoncer une reculade, une capitulation en rase campagne. « Du torse bombé aux petits bras », écrit ainsi Natacha Polony dans un récent éditorial pour Marianne. Dans cette affaire, l’éditorialiste voit ni plus ni moins que « la survie ou non de la démocratie, c’est-à-dire de la possibilité, à l’échelle d’une nation, d’une entité nationale ou d’une gouvernance mondiale, de faire valoir la volonté souveraine des citoyens face à des intérêts privés. »
Reculer pour mieux sauter ?
En réalité, assure Bruno Le Maire, il s’agit bel et bien d’une suspension, en attendant qu’une solution émerge dans l’enceinte de l’OCDE, où les négociations sur ce sujet sont censées aboutir en décembre. Dans ce cadre, les Américains viennent de proposer un système basé sur le volontariat qui a peu de chances de recueillir l’assentiment des autres Etats. En parallèle, Washington agite la menace d’une guerre commerciale par la voix de son vitupérant Président qui a de sérieuses chances d’être réélu en novembre prochain.
La France a fait le pari du multilatéralisme sans la moindre certitude de voir sa position s’imposer. Cette reculade pour mieux sauter du gouvernement français illustre l’ampleur de la tâche. C’est qu’en face de lui, note l’économiste Marc Bidan, il n’a pas affaire à des entreprises lambda mais « à des géants dont les alliés, la force de frappe et le pouvoir de nuisance ne sont surtout pas à sous-estimer ».
L’année qui débute sera déterminante pour savoir s’il est possible de se coordonner à l’échelle internationale afin de corriger l’impact d’entreprises innovantes et prospères qui déstabilisent l’ensemble des économies. En cas d’échec, il est probable qu’on assiste à l’adoption en rafale de solutions purement nationales. D’autres avant la France avaient franchi le pas. En Autriche, une taxation sur la publicité en ligne visant uniquement les acteurs réalisant un important chiffre d’affaires est entrée en vigueur en début d’année. Résultat : Google vient d’annoncer une hausse de 5% des tarifs appliqués aux annonceurs, qui sont largement dépendants de ses services. Amazon avait fait de même en France pour les utilisateurs de sa plateforme, en renchérissant sa commission de 3% après l’adoption de la taxe Gafa. Le bras de fer est loin d’être terminé.