Tsunami, effondrement, hécatombe : les termes employés pour désigner la catastrophe sanitaire annoncée (et partiellement jugulée) s’appliquent désormais au futur de l’économie. Après avoir parlé de pause ou de creux, nombre d’économistes tablent désormais sur un gouffre, prédisant au monde la pire crise économique depuis un siècle. Ceux qui ont encore la force de suivre les médias doivent vivre avec le sentiment d’assister aux prémices de l’Apocalypse. Dans un monde où tout est incertain, s’il est une valeur qui se porte bien, c’est la peur.
Or, cette peur pourrait bien avoir des conséquences auto-réalisatrices si elle se conjugue avec une particularité française : la défiance. Le sujet est devenu un marronnier pour ceux qui auscultent l’âme meurtrie de la nation. Fut un temps, on en plaisantait même en disant que l’optimisme se portait mieux en Irak qu’en France, « paradis peuplé de gens qui se croient en Enfer » selon le mot de Sylvain Tesson.
Une tendance bien présente en temps de crise sanitaire
Des analyses plus fines ont montré que cette peur collective s’expliquait en partie par une défiance des Français à l’égard des figures d’autorité, mais aussi les uns par rapport aux autres. Au point que les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc ont pu parler de société de défiance, privilégiant « une interprétation institutionnelle à travers les régimes d’État-providence et la prégnance, en France, d’un modèle statutaire qui peut entretenir la jalousie sociale et la défiance dans la défense d’avantages corporatistes ».
Cette tendance s’est retrouvée dans l’appréhension de l’épidémie de coronavirus. En France, l’appréciation de la gestion de la crise par le gouvernement est, de très loin, la plus critique d’Europe. A la mi-mai, 95% des Français interrogés par sondage disaient respecter les gestes barrières. 49% pensaient que ce n’était pas le cas pour leurs concitoyens. Un comportement individuel vertueux dans un pays peuplé de resquilleurs, gouverné par des incapables ou des menteurs : telle serait, grosso modo, l’image du monde cultivée par une majorité de Français.
La défiance risque de peser sur la reprise
Une vision lourde de conséquences à l’heure où s’amorce la phase périlleuse du « monde d’après ». Chacun comprend bien qu’il va falloir éviter l’effondrement d’un système économique qui, quoi qu’on en pense, repose sur la consommation et l’échange. Le système marchand, à l’image de la vie en société, repose sur une valeur : la confiance. Confiance du prêteur envers son débiteur. Confiance du consommateur sur la qualité des produits qu’on lui vend, ou sur les conditions dans lesquelles s’effectue son achat.
De ce point de vue, la peur de voir repartir le virus pèsera encore longtemps sur les comportements. Mais si les mesures de sécurité adoptées par les autorités, par les commerçants ou par les autres consommateurs ne sont pas prises au sérieux, cette crainte pourrait persister au-delà de ce que signaleront les indicateurs sanitaires. Et peser lourdement sur la consommation.
Les statistiques ont montré que les Français qui continuaient de toucher des revenus sans pouvoir les dépenser ont constitué pendant le confinement un matelas d’épargne forcée. Jamais les encours du Livre A n’ont été aussi élevés. Ces sommes pourraient être utilisées dès à présent pour faire repartir la consommation et accélérer la reprise.
Or, vu le pessimisme ambiant, c’est le contraire qui risque de se passer. A Bercy, on craint que ces revenus non consommés ne se sédimentent sous la forme d’épargne de précaution. Et que ne s’enclenche ce cercle vicieux bien connu des économistes : plus le consommateur épargne, plus l’économie enregistre des performances décevantes au point de basculer dans une zone anxiogène, plus on s’accroche à son épargne.
Un pays ouvert sur le monde à l’heure de la défiance mondialisée
Là où les choses prennent une tournure délicate, presque cruelle, c’est que l’économie française sera particulièrement touchée par l’adoption, probablement pour longtemps, de nouvelles règles de prudence sanitaire. La France compte parmi ses locomotives des activités qu’on pourrait réunir sous l’étiquette d’art de vivre en société : tourisme, restauration, spectacle. La défiance interpersonnelle, et même institutionnalisée à travers l’interdiction de ces activités et les restrictions aux mouvements de population, risque d’ores-et-déjà de coûter à la France une part conséquente de son PIB.
Les moralistes pourront méditer sur les paradoxes de ce pays qui a bâti une civilisation appréciée du monde entier, basée sur la proximité, la vie en commun et les contacts interpersonnels, qui est aussi celui où on se méfie le plus de son voisin, en des temps de paranoïa sanitaire mondialisée.