Un camouflet pour Bruxelles. La Commission désavouée. Victoire judiciaire éclatante pour Apple. Les médias ont choisi de traiter sous l’angle du duel le verdict rendu hier par la Cour européenne, annulant l’amende de 13 milliards infligée au groupe californien.
Bref rappel des faits : depuis 1990, l’Irlande accueille sur son sol deux succursales du groupe à la pomme, non pas parce que l’herbe y est plus verte qu’ailleurs, mais par la grâce d’une fiscalité particulièrement avantageuse. En rapatriant à Dublin toutes les revenus engrangés en Europe, la firme a profité d’un taux d’imposition effectif sur ses bénéfices de 1% en 2003, passé à 0,005% en 2014. Une « ristourne » de 13 milliards d’euros, considérée comme un avantage indu par la Commission, autrement dit une aide d’Etat déguisée.
En 2016, la Commissaire à la Concurrence Margrethe Vestager, devenue depuis vice-présidente de l’institution, avait frappé un grand coup en condamnant le géant de Cupertino à rembourser cette somme à un gouvernement irlandais… qui n’en voulait pas. Cette amende, si elle n’était pas de nature à faire vaciller Apple, avait frappé les esprits par son montant. Vestager avait gagné dans l’affaire ses galons de technocrate intransigeante, soucieuse de l’intérêt commun européen, faisant de cette décision le socle du combat de l’UE contre la puissance des GAFAM.
Les accusations contre Apple et l’Irlande jugées insuffisamment fondées
Mais la décision était contestée à la fois par Apple et par l’Irlande, au nom de sa souveraineté fiscale. Le tribunal européen leur a donné raison hier. Selon le juge, la Commission s’est montrée incapable de prouver l’existence d’un avantage sélectif constituant une aide d’Etat. En s’en prenant à la « ristourne » irlandaise, elle s’est livrée à un décryptage d’un système manifestement conçu sur-mesure pour attirer Apple, mais n’est « pas allée au bout de son analyse ».
Les eurocritiques auront beau jeu de commenter ce duel entre deux de leurs bêtes noires, le big business américain et le régulateur bruxellois. Ils verront dans le verdict de la Cour la confirmation de l’incapacité de l’Europe à protéger les Etats à la fois contre la puissance commerciale des multinationales étrangères et contre le dumping fiscal.
De ce point de vue-là, si la position de la Commission a été battue en brèche par le juge, c’est, par définition, qu’elle était bancale dès le départ. Et ce pour une raison simple : parce qu’elle a tenté de régler une question de fiscalité avec les armes du droit de la concurrence. La fiscalité, en effet, reste pour une large part l’apanage des Etats membres, qui refusent de mettre en commun une politique associée au fondement de la souveraineté. Pourtant, à l’heure où une majorité d’Etats membres semble décidée à réguler par l’impôt les pratiques disruptives des GAFAM, le dumping à l’irlandaise ressemble de plus en plus à un anachronisme .
Une décision qui pourrait changer la donne sur le plan politique
En ce sens, la décision de la Cour européenne pourrait changer la donne. « L’arrêt Irlande vs. Commission, écrit Emmanuel Berretta dans Le Point, entraînera peut-être cette prise de conscience que la Commission ne peut pas tout et que c’est aux États membres de prendre leur responsabilité. » Cela tombe bien : le prochain sommet européen, en plus de s’attaquer au gros morceau du plan de relance économique, devait être en partie consacré à la taxation des multinationales du numérique.
Autre conséquence de ce verdict, soulignée par Politico : en privant l’ancienne titulaire du poste de sa plus grande victoire, il pourrait conforter Paris et Berlin dans leur volonté de réorienter la politique européenne de concurrence dans un sens plus géopolitique. Plus favorable à la constitution de champions européens pour faire face aux entreprises américaines et chinoises.