Covid : derrière les chiffres, une réalité impossible à mesurer

Covid : derrière les chiffres, une réalité impossible à mesurer

Depuis le début de la crise du Covid, les Français sont soumis à un déluge de données chiffrées. Ces données brassent pêle-mêle des individus (victimes avérées ou potentielles de l’épidémie), et des sommes d’argent atteignant des hauteurs stratosphériques.

La politique moderne, on le sait, est tout autant une affaire d’émotions que de statistiques. Au 21e siècle, les gouvernements des Etats démocratiques justifient la moindre de leurs décisions par une batterie de courbes, de prévisions, de données en tout genre agrégées dans le secret de cabinets qui n’ont rien à envier à ceux des alchimistes d’antan.

Mercredi dernier, le Président de la République a appuyé sa démonstration sur ce chiffre massue : 400 000. C’est le nombre de morts du virus qui risqueraient de survenir dans les prochains mois si l’Etat avait décidé de ne rien faire pour stopper sa diffusion. Issu d’une modélisation de l’Institut Pasteur, ce chiffre fait écho à une autre donnée de l’Impérial College selon laquelle le confinement du printemps aurait permis de sauver 690 000 vies.

Des chiffres où s’entrecroisent les vies humaines et les sommes engagées 

Et puisque la gestion de cette crise est devenue une affaire d’équilibre entre « la santé » et « l’économie », les pouvoirs publics mettent en face de ces vies en suspens une autre batterie de chiffres : les sommes qu’ils sont prêts à mettre sur la table pour qu’à la crise sanitaire ne vienne pas s’ajouter une débâcle économique. Ces milliards que les esprits facétieux ont déjà qualifié d’argent magique.

On estime désormais à 15 milliards d’euros le coût d’un moins de confinement pour l’économie française. Une estimation qui a poussé le gouvernement à renforcer le plan de soutien à l’économie adopté dans les premiers temps de la crise. Bercy s’est dit prêt à aller au-delà des 100 milliards promis, en plus d’une série de mesures de soutien aux secteurs et catégories les plus touchés.

L’une des conséquences de ce fameux curseur économie/santé, c’est qu’il rend naturelle la démarche consistant à mettre en perspective des êtres humains et les sommes engagées pour les maintenir en vie. On peut penser qu’une vie n’a pas de prix. A ceci près qu’elle a un coût pour le système de santé et, au-delà, l’environnement économique national. Ainsi, Patrick Artus, économiste en chef de Natixis, a calculé que chaque vie sauvée lors du premier confinement avait coûté 6 millions d’euros. On apprend au passage qu’une « vie » produit en moyenne 1 million d’euros de richesse. On peut s’interroger sur l’utilité d’une telle démarche. D’un côté, elle aide à cerner les contours financiers du fameux « quoi qu’il en coûte ».  De l’autre, elle offre une munition de choix à ceux (nombreux) qui pensent qu’on a fait subir de trop grands dommages à la collectivité pour « sauver quelques-uns ».

Des chiffres incommensurables pour le commun des mortels

Le chiffres, disait le démographe Alfred Sauvy, sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire. Winston Churchill, quant à lui, disait ne croire dans les statistiques qu’il avait lui-même falsifiées. Tous ces chiffres mis sur la table par le gouvernement, chacun pourra en user comme d’un argument d’autorité pour étayer son point de vue, en appui aux solutions qu’il aurait lui-même adoptées face au virus s’il avait été aux responsabilités (solutions qui elles-mêmes trahissent un tas de biais cognitifs, dont le principal tient à ce que chacun estime avoir à perdre personnellement dans l’affaire).

Mais il est une autre question que pose l’utilisation de ces données par temps de crise : c’est celle de leur perception réelle par l’opinion. Dès lors qu’elles atteignent une dimension aussi vertigineuse, sur des questions qui touchent d’aussi près à la vie et à la mort, on se demande quelle efficacité elles peuvent avoir, autre que provoquer un effet de sidération face à tous ces zéros alignés. Autrement dit, aucun des chiffres qu’on agite de tribune en plateau télé ne donne la mesure réelle de ce qui est en train d’arriver. Les sommes avancées, libellées en dizaines de milliards d’euros, sont aussi incompréhensibles pour le commun des mortels que la distance qui sépare deux étoiles dans l’univers.

Des conséquences qui dépassent de loin la réalité comptable

De même pour les centaines de milliers de vies « épargnées » par l’adoption de mesures restrictives. Personne ne réalise ce que signifierait l’inaction, toutes les familles endeuillées, les gens qui meurent dans les couloirs des hôpitaux, les cadavres entassés dans des gymnases, l’impact psychologique désastreux d’une telle situation. On peut essayer, mais on n’y arrive pas autrement qu’en mobilisant un imaginaire de film catastrophe.

Tout aussi impossible à se représenter via des chiffres sont les effets du reconfinement pour des millions d’individus, les catastrophes professionnelles et intimes, les séquelles psychologiques dont les conséquences continueront de se faire sentir à très long terme.

C’est là une limite de la communication par les chiffres en temps de crise : aucun d’entre eux, même le plus évocateur, n’est capable de matérialiser ces aspects de la tragédie en cours, les seuls qui comptent en termes de réalité vécue.

Eric Fougerolles est un journaliste spécialisé dans le domaine de l’économie et de l’Europe. Diplômé de Sciences Po et en Droit communautaire, il travaille depuis une quinzaine d’années pour divers médias européens. Il est rédacteur pour Confluences.

1 commentaire

  1. Claire ChambreRépondre

    chiffres !!

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