La confiance des Français envers les sondages en chute libre ? Ce sont en tout cas les conclusions d’une étude menée par la plateforme d’études marketing en ligne Happydemics, dont Confluences a interrogé le CEO et fondateur Tarek Ouagguini. Un tiers des Français manqueraient de confiance dans ces institutions, arguant par exemple du manque de transparence dans la collecte des données. Alors que le secteur est bouleversé depuis une quinzaine d’années par les nouveaux usages numériques, comment comprendre et renverser cette défiance ?
La méthodologie des sondages : une vieille pomme de discorde
Les critiques du sondage ne sont pas neuves, notamment dans le milieu universitaire, qui a régulièrement tiré à boulets rouges sur les grands instituts. Comme l’affirmait déjà le sociologue Pierre Bourdieu dans les années 80, « un des effets principaux que produisent les sondages, c’est d’imposer aux gens des questions idiotes ou des questions qui n’intéressent que ceux qui les posent. […] On produit des artefacts. » Ces artefacts, ce sont par exemple ces nombreuses statistiques à l’apparence de scientificité ne servant qu’à légitimer ou à rassurer leurs commanditaires, sous couvert de photographies de la réalité sociale.«
« Un des effets principaux que produisent les sondages, c’est d’imposer aux gens des questions idiotes ou des questions qui n’intéressent que ceux qui les posent. […] On produit des artefacts. »
Plus récemment, Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques à l’Université de Montpellier, décrivait dans une tribune au Monde les biais méthodologiques dont font encore preuve les sondages, alors qu’il cherchait à comprendre les prédictions erronées des élections américaines de 2016. Ces biais opèrent à toutes les étapes du sondage : l’échantillonnage (aléatoire ou par quotas), l’élaboration des questionnaires, l’utilisation de ceux-ci dans l’enquête, et enfin l’analyse des données recueillies. La mauvaise construction des quotas d’échantillons, une marge d’erreur initiale mal définie et l’interprétation erronée des résultats, par exemple dans les méthodes de redressement statistique, feraient partie des erreurs les plus communes.
Là où le bât blesse, c’est que l’importance médiatique accordée au sondage leur octroie une dimension prescriptive démesurée, en politique évidemment, mais aussi dans les études de marché en général. Dans le monde médiatique, comme l’a démontré le sociologue Patrick Champagne, les sondages sont souvent une manière de générer du contenu à bas coût, permettant ensuite de faire réagir en cascade analystes et éditorialistes. Or, les nécessités de captation maximale de l’audience dans une situation hautement concurrentielle impliquent que ces sondages sont parfois faits à la va-vite, avec des méthodes peu scrupuleuses de scientificité.
Selon Tarek Ouagguini, « il y a dans cet oligopole des instituts une circulation monétaire entre le média et les annonceurs avec, au milieu, les Instituts d’études. Les sondages sont un outil aisé pour faire de l’audience facilement et donc, générer plus de revenus publicitaires ». Ce qui est compréhensible. Le paysage médiatique est ultra-concurrentiel et le manque d’argent une réalité systémique d’un marché en perte de vitesse. « Les médias sont dans une situation économique tendue, il est parfaitement logique qu’ils cherchent à capter l’audience. Les sondages leur offrent cette possibilité » poursuit Tarek Ouagguini.
Les études marketing de marché ne sont épargnées par les biais
Les études marketing, très utilisées par les marques, sont tout aussi problématiques que les enquêtes d’opinion sociétales ou politiques. Avec ses particularités propres : pour les panels de consommateurs par exemple, la rémunération parfois offerte au sondé a des chances de fausser encore plus les résultats. Les sondés ne répondent que par appât du gain, sans intérêt réel pour le produit ou le service proposé. Ce qui, d’un point de vue commercial, peut donner des résultats incohérents.
Trop vieillotte la méthode des instituts ? C’est ce que semble penser Tarek Ouagguini : « Un de nos premiers clients est venu nous voir en constatant que sa notoriété mesurée était stable depuis 10 ans, mais qu’il perdait aussi depuis 10 ans des parts de marché. Son marché avait changé, mais le thermomètre qu’il utilisait était dépassé. » Les panélistes qui répondaient aux questions ne correspondaient plus au marché, faussant largement les résultats.
Des outils digitaux pour rénover la confiance par des méthodes nouvelles
Bannir la méthode de l’échantillonnage serait donc essentiel pour Tarek Ouaggini qui parie sur le ciblage à grande échelle rendu possible par les médias numériques. Il permettrait de « fournir des échantillons de très grande taille en incluant des aspects internationaux, transgénérationnels et trans-classes sociales », nécessaires à la compréhension de certaines tendances surtout lorsqu’elles sont particulièrement novatrices. Il vise aussi à toucher des cibles parfois absentes des panels. Celles qui, par exemple, refusent de répondre par manque de confiance dans les instituts ou sont simplement invisibilisées par les méthodes de sélection des participants.
« On range les personnes dans des cases qui ne leur correspondent plus, et cela coûte beaucoup au client qui ne voit plus les tendances arriver. »
Tarek Ouagguini affirme que la méthode de l’échantillonnage, « présentée depuis des années comme représentative, est issue d’un paradigme sociologique datant des années 1970. On range les personnes dans des cases qui ne leur correspondent plus, et cela coûte beaucoup au client qui ne voit plus les tendances arriver. » On pense évidemment aux catégories sociaux-professionnelles, ou aux fameuses « ménagères de moins de 50 ans » qui ont servi d’unités d’analyse des sondages pendant de nombreuses années.
L’utilisation du big data est également de plus en plus explorée. En cumulant et en recoupant les données récoltées, que ce soit dans l’enquête ou en amont de celle-ci, on peut donner de l’épaisseur au traitement de l’information, accumuler les facteurs explicatifs et en définitive mieux repérer les signaux faibles. Cela permettrait de passer au-delà des biais psychologiques des panélistes répondant aux questions selon l’humeur du moment, souvent corrélés à des facteurs conjoncturels insignifiants au long terme, pour voir des mouvements plus profonds.
Très concurrentiel, le monde du sondage semble quelque peu bouleversé par l’arrivée de ces nouveaux acteurs numériques. Qui pourraient bien les inviter à repenser, eux aussi, leur manière de faire des sondages.