Et s’il fallait arrêter de craindre la dette publique ?

Et s’il fallait arrêter de craindre la dette publique ?

Popularisée dans les années 90, la théorie monétaire moderne (TMM) amène à repenser le consensus autour du déficit public et la nécessité de le réduire. Alors que partout dans le monde, les États contractent de nouvelles dettes face à la crise sanitaire, cette théorie revient sur le devant de la scène aux Etats-Unis mais aussi en Europe. Son ouvrage de référence, Le mythe du déficit (2019), vient d’être traduit en français.

L’argument est béton pour désarmer ses adversaires politiques et jeter aux oubliettes toute proposition de nouvelle dépense publique : comment la financer ? Implique-t-elle un creusement de la dette publique ? Si la réponse est positive, c’est clairement mal parti. Et en effet, à gauche comme à droite, la faisabilité financière fait loi : toute nouvelle dépense de l’État doit être plus ou moins financée. Pourquoi donc ? Parce que la dette des États est immense et qu’il faudrait s’atteler dès maintenant à la rembourser.

Cette idée fait consensus et pour l’alimenter, des compteurs de dette publique – ne cessant d’augmenter – ont même été placés dans les espaces publics comme aux Etats-Unis, à New York, sur la célèbre 6ème avenue. À l’heure où cet article est écrit, le cadran affiche : $22 028 524 548 386. De quoi en effrayer plus d’un…

Aujourd’hui soutenue par la gauche américaine, à l’image d’Alexandra Ocasio-Cortez, la théorie monétaire moderne (TMM) s’attaque justement à ce constat. L’épidémie mondiale de Covid-19 a exigé de vastes mesures de relance monétaire et les gouvernements se sont lancés dans une frénésie de dépenses sans précédent. La question se pose donc de savoir si cette crise passée, la dette va écraser les États et ce qu’il faudra tout bonnement en faire.

L’obsession de la dette publique

Dans son ouvrage, l’ancienne économiste à la Commission budgétaire du Sénat, Stéphanie Kelton, figure de proue de la TMM, fait le point et soutient que crise économique ou non, il faut arrêter d’être obsédé par le montant de la dette.

L’idée peut paraître farfelue – et Kelton admet avoir pensé la même chose la même chose la première fois qu’elle l’a entendue -, mais cette préconisation n’en demeure pas moins réelle, et respectée dans les cercles économiques. Dans le Financial Times, une journaliste a même comparé la TMM à un autostéréogramme : « Une fois que vous l’avez compris, vous ne verrez plus jamais les choses de la même manière. »

De fait, ce que soutient Stéphanie Kelton ne veut absolument pas dire que les dettes des États ne comptent pas ou que les pays peuvent dépenser à tout va et n’importe comment. Elle invite plutôt à se concentrer sur l’effet réel des dépenses dans l’économie. Elle soutient que la dette peut augmenter tant qu’elle le veut, et même ne jamais être remboursée ; l’important, selon elle, c’est que l’économie soit à l’équilibre.

Un Etat n’est pas un ménage

Explications. La TMM concerne les pays souverains monétaires, c’est à dire ayant le pouvoir d’émettre leur propre monnaie. Ce n’est pas le cas de la France mais du Japon, des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne depuis le Brexit… Dans Le mythe du déficit, Stephanie Kelton va ainsi à contre-courant d’une idée reçue : celle que les États souverains monétaires doivent mener leur budget comme un ménage endetté pouvant tomber en faillite. Car la réalité est toute différente, explique-t-elle : l’État souverain monétaire n’est pas un utilisateur de monnaie (qui doit rembourser sa dette) mais bien un émetteur de monnaie. On l’oublie souvent et pourtant, ça change tout.

Pour la TMM, donc, l’État n’a pas, dans cette mesure, d’obligation à rembourser sa dette et donc l’argent qu’il a créé. De même, la présence d’un déficit ne prouve pas que trop de dépenses ont été réalisées : c’est l’inflation qui l’indique selon Stéphanie Kelton. « Si l’État essaie de trop dépenser dans une économie tournant déjà à plein régime, l’inflation va s’accélérer. Il y a des limites. Mais elles ne se trouvent pas dans la capacité de l’État à dépenser, ni dans le déficit: elles se situent dans les pressions inflationnistes et dans les ressources au sein de l’économie réelle. »

Stéphanie Kelton invite ainsi à cesser de voir la dépense publique comme un montant à rembourser car elle doit s’évaluer en fonction des retombées réelles dans l’économie. Et cela donne plus de responsabilité budgétaire et monétaire aux États souverains.

Vers une garantie fédérale de l’emploi ?

Le mythe du déficit va de cette façon à contre-courant des politiques d’austérité économiques et budgétaires. Il tente ainsi de remettre en cause la peur de l’inflation et du déficit, peur qui souvent empêche de prendre des mesures adéquates et étouffe le potentiel de l’économie. L’auteur montre qu’aujourd’hui, cette terreur historique du « monstre inflationniste » empêche la Fed de bien adapter ses taux d’intérêts aux Etats-Unis. « Ce biais préventif conduit souvent la Fed à se tromper en se montrant trop dure: elle relève les taux d’intérêt même si c’est peut-être prématuré, ou peut-être une fausse alerte. Ce genre d’erreurs a des conséquences très concrètes: des millions de personnes privées d’emploi sans raison. »

Toute en stimulant l’économie, la TMM vise à prévenir d’une inflation incontrôlée, de hausses d’impôts injustifiés et de dépenses mal ciblées. Le budget de l’État ne doit donc pas s’équilibrer, mais l’économie oui, et cela à travers la manipulation par l’État des impôts et des dépenses. La TMM adjoint à cette idée une garantie fédérale de l’emploi pour amortir les crises que traversent les économies capitalistes depuis leur naissance. Elle prendrait « le travailleur comme il est, là où il est, et elle adapte l’emploi à ses capacités individuelles et aux besoins de la communauté locale » explique Kelton.

Cette recommandation reste largement controversée. Toujours est-il que c’est le volet descriptif de la TMM qui aujourd’hui, semble respecté car il propose une vision plus réalise des systèmes monétaires et du fonctionnement des budgets des États émetteurs. Une révolution ? « Le prisme de la TMM nous montre qu’une autre forme de société est possible, une société dans laquelle nous pouvons nous permettre d’investir dans la santé, l’éducation et des infrastructures résiliantes », conclue Kelton.

Le mythe du déficit, Les Liens qui Libèrent, 2021, 368 pages. 

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