De nombreuses entreprises instrumentalisent les ressorts du jeu afin de créer une dépendance des consommateurs à leurs produits et à leurs services. La digitalisation accélérée par la pandémie va probablement renforcer ce processus, déjà largement favorisé par la démocratisation des appareils connectés.
Il est très courant de récompenser les élèves de maternelle pour leur travail avec des autocollants de couleur. Badges, primes, concours et classements en tout genre : les concepts propres au jeu sont de puissants facteurs de motivation chez les enfants, mais aussi chez les adultes. Ce n’est pas un hasard si un acheteur régulier auprès d’une entreprise est systématiquement reconnu comme tel, bénéficiant en conséquence de réductions ciblées et de cadeaux savamment choisis.
La ludification désigne précisément cette pratique consistant à appliquer un certain nombre de principes propres au jeu à d’autres domaines qui lui sont a priori étrangers, à l’instar du sport, de l’éducation, des ressources humaines, du service client ou de la finance. L’enjeu : accroître l’engagement des utilisateurs en rendant une tâche préjugée rébarbative attirante et potentiellement addictive. Sous les effets de cette technique (aussi appelée gamification), la réalité devient un jeu et ses avantages – on le comprend vite – sont multiples.
Accroître la productivité des travailleurs
« Nous avons tendance à mépriser les jeux, mais ce que nous apprenons, c’est que les jeux en général sont des outils merveilleusement puissants qui peuvent être appliqués dans toutes sortes de contextes sérieux », explique Kevin Werbach, professeur agrégé à l’Université de Pennsylvanie et co-auteur d’un livre sur le sujet réédité l’année dernière. Les jeux offrent en fait une expérience instantanée et viscérale de succès et participent à l’engagement émotionnel dans l’accomplissement de tâches difficiles ou qui autrement seraient sans intérêt.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Les entreprises ont longtemps excité la concurrence et octroyé des formes de récompense afin de motiver et orienter le comportement des acheteurs. Les programmes de points de fidélité client sont monnaie courante. Le développement des technologies numériques (smartphones, logiciels, applications…) a cependant donné à ce phénomène une plus large ampleur depuis une décennie. Peu à peu, cette technique, dont le terme « gamification » apparaît autour de 2011, est devenue de plus en plus abordable, s’immisçant ainsi dans tous les domaines de la vie. Dans celui de la santé et du fitness par exemple. Il semble aujourd’hui quasi-impossible de trouver une application smartphone qui ne se base pas sur un système de points et de récompenses.
Un phénomène qui s’est généralisé
Les véhicules électriques de Toyota et de Ford utilisent aujourd’hui des tableaux de bord de voiture qui « ludifient » la conduite, indiquant aux conducteurs lorsqu’ils consomment de l’essence et chargent leur batterie. Le secteur de l’éducation est également en train de faire sa mue, la pandémie Covid-19 ayant accéléré la tendance. Les cours en ligne, l’e-learning ou les plateformes étudiantes deviennent de précieuses sources d’apprentissage, surtout dans l’enseignement supérieur.
La ludification n’est pourtant pas toujours efficace. Le jeu, s’il ne se renouvelle pas, est destiné à lasser. Mais, employé à bon escient afin de satisfaire des objectifs définis, la gamification semblerait finalement mettre tout le monde au travail plus facilement, les usagers d’applications d’apprentissage d’une langue et les travailleurs de la « gig economy », coursiers Uber, Deliveroo et Lyft en tête, leurs applications smartphones transformant leurs tâches en « missions » à accomplir comme dans un jeu vidéo.
Ludification à double tranchant
Cependant, on le comprend vite, la ludification se révèle particulièrement utile lors qu’il s’agit d’exploiter les travailleurs, de les maintenir dans la précarité ou de les mettre sous pression. Ainsi, dans certains cabinets, les consultants sont parfois sommés de rendre compte de leur productivité heure par heure sur un logiciel. Un aspect du phénomène encore trop occulté et trop peu étudié. Target, le géant de la grande distribution basé aux États-Unis, rapporte que la ludification de son processus de paiement en caisses a réduit les temps d’attente. À quel prix ? Lors du paiement, l’écran d’un caissier clignote en vert si les articles sont scannés à un « taux optimal ». Si le caissier est trop lent, l’écran devient rouge. Alors, manipulation, infantilisation ou simple ludification ?