Si le PDG du célèbre groupe de luxe n’est pas prêt à prendre sa retraite, il réfléchit sérieusement à sa succession. Ses cinq enfants ont reçu la meilleure éducation et se sont très vite impliqués au sein de LVMH. Certains sont plus « traditionnels », d’autres plus « audacieux ». Qui héritera de l’empire ?
« Bernard Arnault va travailler au moins jusqu’à 80 ans », prédit l’un des fidèles lieutenants de l’homme d’affaires. Et ses enfants confirment : « Il sera président toute sa vie et c’est ce que l’on souhaite tous », « il n’est pas question qu’il s’arrête ». Mais Bernard Arnault ne veut rien laisser au hasard. Après tout, il défend un modèle qui « repose sur une vision de long terme », « valorise l’héritage » et « stimule la créativité et l’excellence ». Pourquoi ne l’appliquerait-il pas à l’heure de préparer sa propre succession ?
Ses cinq enfants le savent bien. Pour preuve, la première carte postale que le troisième d’entre eux, Alexandre, a reçue dans sa vie : « Cher Alexandre, j’espère que ta naissance s’est bien passée et que tu vas bien. Je te conseille de commencer tout de suite à travailler car sinon… ». C’est ainsi que son grand frère Antoine, alors âgé de 14 ans, lui souhaitait la bienvenue au monde.
En ce qui concerne l’éducation des enfants Arnault, tout a été pensé dès le début. Les meilleures écoles, les meilleurs entraîneurs de tennis, les meilleurs professeurs de piano… Le tout surveillé de près par un père qui n’était jamais absent malgré ses multiples responsabilités. Pendant des années, Bernard Arnault est rentré chez lui vers 18h pour donner des cours de mathématiques à chaque enfant. Ses assistants étaient priés de faire cesser les réunions au plus tard à 19h pour qu’il puisse superviser les devoirs des petits.
Il ne faisait que reproduire ce qu’il avait lui-même vécu. « J’avais 7 ans et mon grand-père m’emmenait, le jeudi, dans sa 203, visiter les chantiers, tout en surveillant assidûment mes études. Quand mon père a pris sa suite, il a continué à m’emmener dans ses rendez-vous d’affaires, de sorte que j’ai toujours eu en tête de devenir chef d’entreprise », raconte celui qui a glissé ses bulletins de notes dans le cercueil de son grand-père, en guise d’hommage.
Normale-Sup ou Polytechnique, le faux dilemme
C’est toujours à son grand-père qu’il pensera quelques années plus tard, lorsqu’il emmènera ses propres enfants faire le tour des principaux magasins du groupe : Dior Montaigne, Le Bon Marché, Séphora et Louis Vuitton Champs-Élysées… « Je travaille dans l’entreprise depuis vingt-cinq ans », disait Alexandre lorsqu’il en avait 28.
Ces moments de transmission, presque rituels, sont bien sûr complétés par des formations exigeantes et prestigieuses, que ce soit à la London School of Economics, à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead) ou encore au très prestigieux Massachusetts Institute of Technology, à Boston. Lorsque le jeune Frédéric (quatrième enfant) est admis à la fois à l’École normale et à Polytechnique, le père (lui-même polytechnicien) n’hésite pas : « Normale-Sup, c’est magnifique, mais cela prépare à la recherche ou à l’enseignement, pas à la direction d’entreprise… ». Peut-on douter qu’il pensait déjà à sa succession ?
Après les études, les stages ont lieu dans les boutiques du groupe, à quelques rares exceptions près, que le père ne fait que tolérer. Les enfants Arnault sont alors accompagnés et guidés par les plus fidèles collaborateurs de leur père : Michael Burke, Pietro Beccari, Sidney Toledano ou encore Nicolas Bazire.
Enfin, s’il ne rentre plus à 18 heures pour les aider avec leurs devoirs, Bernard Arnault continue d’assurer personnellement une partie importante de la formation de ses enfants, un ou deux d’entre eux l’accompagnant systématiquement lors des tournées en Asie ou aux États-Unis. Ensemble, ils découvrent les présentations business des grands patrons et visitent les magasins. Plus tard, chaque enfant se verra confier des fonctions opérationnelles sur une maison et des fonctions plus transversales.
Mini conseil d’administration
Aujourd’hui, Delphine est directrice générale adjointe de Louis Vuitton. La fille de Bernard Arnault a recruté les plus grands créateurs du groupe, dont John Galliano, Raf Simons et Phoebe Philo. Plus tourné vers les relations humaines, son fils aîné Antoine est directeur de la communication et de l’environnement de LVMH. Il est également directeur général de Berluti et président de Loro Piana. Surtout, il est à l’origine de l’important virage opéré par le groupe en matière de responsabilité sociale et environnementale.
Après avoir convaincu son père de racheter le bagagiste allemand Rimowa, Alexandre en a été nommé directeur général. En trois ans, il a réussi à en faire le « must have » de la valise. Frédéric, qui a bien choisi Polytechnique, a créé une start-up spécialisée dans le paiement par mobile, revendue 20 millions à la BNP, après quoi il a été nommé PDG de Tag Heuer. Enfin Jean, le benjamin, est encore étudiant, mais il a déjà affiché son intention de rejoindre la firme.
Tous se rassemblent une fois par mois au siège pour un déjeuner de famille, ou plutôt un mini conseil d’administration. « C’est une occasion de se retrouver et de se raconter nos vies », prétend Antoine. « Ne nous racontons pas d’histoire, on parle surtout des enjeux du groupe », avoue le père, qui se charge de lire l’ordre du jour avant chaque repas et de distribuer la parole.
« Il faut bien comprendre que c’est tout de même un sacerdoce »
Est-ce également l’occasion pour le patriarche d’étudier le comportement de ses héritiers pour choisir celui (ou celle) qui le remplacera plus tard au poste de PDG ? « La succession de l’un ou de plusieurs de mes enfants se fera en fonction de leur capacité, de leur talent et aussi de leur envie, car il faut bien comprendre que c’est tout de même un sacerdoce », se contente-t-il d’affirmer.
Mais il ne dit sans doute pas tout. Ceux qui les connaissent bien, assurent qu’Alexandre et Frédéric sont les plus probables successeurs. « S’il [Bernard Arnault] veut que l’avenir soit dirigé par quelqu’un qui est une sorte de sosie en termes de personnalité, ce sera Frédéric. S’il veut secouer un peu les choses et avoir quelqu’un d’un peu plus audacieux, un peu plus fort et un peu plus visible, ce sera Alexandre », parie un expert du luxe.
Considéré comme un « outsider », Alexandre se détache du modèle traditionnel. Son passage par Rimowa le prouve. Sous son impulsion, « le fabricant allemand de bagages de haute qualité, relativement terne et peu connu [s’est transformé en] une entreprise diversifiée, plutôt branchée, sexy et axée sur la collaboration », explique Erwan Rambourg, analyste du luxe. Un succès qui lui a valu d’être nommé vice-président exécutif de Tiffany, la plus grande acquisition jamais réalisée par LVMH et la plus grande transaction jamais effectuée dans l’industrie du luxe.
En à peine six mois, Alexandre a déjà bousculé la marque. Celle-ci a signé des partenariats avec des célébrités telles que Gal Gadot (« Wonder Woman ») et Anya Taylor-Joy (« Le Jeu de la Dame »). Surtout, Tiffany réinvente sa stratégie numérique et publicitaire. Ses campagnes sont désormais « provocantes, sexy », comme le résume Michael J. Miraflor, stratège en innovation.
En le nommant vice-président du nouveau bijou du groupe, Bernard Arnault témoigne de la grande confiance qu’il a en son fils. Cela se révélera-t-il annonciateur ? Nul (autre que le patriarche) ne le sait. Ce qui est sûr, c’est que la succession à la tête de l’empire ne se fera pas dans le désordre, la précipitation ou l’improvisation.
D’ailleurs, la succession capitalistique est déjà réglée. Près de 75 % de LVMH a déjà été transmis en nue-propriété aux cinq enfants, ainsi qu’à leurs deux cousins, les enfants de la sœur de Bernard Arnault, décédée en 2006. Le patron garde encore 25 % du groupe, l’usufruit de la totalité et, bien sûr, le choix de son successeur.